La science à elle seule ne saurait suffire
En cette année de pandémie, le sens de l'urgence qui anime la communauté de recherche biomédicale s'est aiguisé et a été soumis à rude épreuve. Concernant la recherche en oncologie, je crois que le moment est venu de rassembler cette énergie et de la canaliser pour mieux concentrer nos efforts sur les traitements. Pour mieux y parvenir, je crois qu'il n'est jamais inutile de se replonger dans les leçons du passé et d'en tirer de précieux enseignements pour l'avenir.
Le courage de penser autrement
Dans les années 50, le National Cancer Institute était le centre de recherche sur le cancer aux États-Unis. À l'époque, la leucémie aiguë lymphoblastique était une maladie terrifiante à l'issue rapidement fatale chez les enfants (mais aussi chez les adultes). Le Dr. Emil Freireich (qui, malheureusement, est décédé tout récemment) et le Dr. Emil Frei, qui partageaient curieusement un patronyme similaire et une façon de penser similaire, ont entrepris de traiter cette maladie pédiatrique tant redoutée. En utilisant de nouveaux médicaments, dont certains étaient issus des gaz de combat, ces deux pionniers ont instauré une approche très différente, qui consistait à attaquer simultanément le cancer sous plusieurs angles pour contrer les mécanismes d'échappement tumoral. C'était une approche controversée. Le choix d'exposer des enfants malades à des dosages toxiques de chimiothérapie essuya des critiques et fut accueilli avec dérision par la communauté oncologique. Dans ce qui est une histoire désormais bien connue, la décision des chercheurs d'aller encore plus loin et d'associer quatre agents pour éliminer la maladie résiduelle, même après avoir constaté la toxicité consécutive à l'association d'agents administrés en bithérapie et en trithérapie, suscita une levée de boucliers dans la communauté médicale. Et des milliers de vies furent sauvées.
Acute lymphoblastic leukaemia, illustration
Mais Freireich et Frei s'étaient engagés dans cette voie controversée en appliquant les principes de la science fondamentale que sont l'observation et les tests d'hypothèse. Il était évident que les traitements médicamenteux en monothérapie agissaient contre la leucémie, mais que dans presque tous les cas, la rechute se produisait assez rapidement. Les cellules leucémiques s'adaptent vite et mettent en place des mécanismes de résistance destinés à échapper à un médicament individuel, mais Freirecih et Frei émirent l'hypothèse selon laquelle plusieurs médicaments administrés en même temps compliqueraient la stratégie d'échappement des cellules leucémiques. Les inquiétudes à propos de la toxicité empêchèrent non seulement une grande partie de la communauté scientifique de se pencher sérieusement sur le raisonnement de Freireich et de Frei, mais entraînèrent également une mise au ban de ces derniers par leurs collègues. Ce type de leucémie est désormais bien curable, avec un taux de survie à 5 ans supérieur à 90 % chez les enfants grâce à la conviction, à la persévérance et au courage de ces chercheurs.
Point d'étape
Comme ce fut le cas à l'époque de Freireich et de Frei, il nous arrive parfois encore de faire face à des résistances lorsque nous élaborons des traitements potentiellement curatifs.
- Parfois, les oncologues veulent « garder » leurs traitements les plus actifs pour un stade plus tardif dans l'évolution de la maladie, même si les preuves attestent que l'utilisation précoce de schémas hautement actifs peut donner de meilleurs résultats.
- Les exigences réglementaires pour les critères de jugement et les associations thérapeutiques peuvent avec des effets limitatifs au moment où l'on se dirige vers la mise au point des traitements. Lorsque nous développons des schémas thérapeutiques plus actifs dans une maladie spécifique, la durée et la taille des essais augmentent à chaque étape. Pour parvenir à la phase curative des schémas, il faudra de nouveaux critères de jugement pour nous permettre de réaliser les essais. Malheureusement, la barre pour la validation de nouveaux critères de jugement a été placée haut et elle doit être franchie.
- Un changement de mentalité doit s'opérer dans l'environnement de l'économie de la santé pour répondre au développement de nouvelles associations médicamenteuses multiples.
Ces réalités institutionnelles peuvent malheureusement mettre ces mêmes organisations qui s'efforcent de guérir le cancer en porte-à-faux avec les avancées majeures requises. Même si ces circonstances sont des conséquences imprévues de normes bien intentionnées, nous devons reconnaître qu'elles sont un frein à l'innovation, et en dernier ressort, aux traitements. Freireich et Frei ne se seraient pas laissés décourager par ces obstacles. Nous devons tirer les enseignements du passé et tout mettre en œuvre pour tester des hypothèses solides qui bouleversent les paradigmes établis. Comme Siddhartha Mukherjee l'a écrit dans sa biographie du cancer L'empereur de toutes les maladies, « Les grandes avancées scientifiques sont le fruit de grandes contradictions. » Et j'ajouterais aussi du courage et de la conviction.
L'auteur de cet article est le Dr. Peter F. Lebowitz, Ph.D., responsable mondial du domaine thérapeutique de l'oncologie chez Janssen Research & Development, LLC. Suivez Peter sur sa page LinkedIn..